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Je ne les ai pas tout de suite photographiés. Comme le renard et le petit Prince, je voulais d'abord les apprivoiser. Je les ai longtemps regardés, restant un peu à l'écart, observant leur comportement, cherchant à m'intégrer comme par osmose à leur environnement, puis lentement je les ai approchés et j'ai fini par faire leur connaissance.
Ils vivaient parmi nous tels des ombres dans la ville, dans un monde parallèle presque exclusivement masculin. Le regard des passants semblait les traverser, il ne se posait jamais sur eux. Ils avaient pour nom Robert, Jacquot, Marcel, Léon, Albert, Fernand ou Gilbert. D'autres se distinguaient par un surnom qu'ils devaient à leurs traits de caractère ou à un passé plus glorieux. Pierre n'avait pas toute sa tête et comme il avait souvent des moments d'égarement on l'appelait "Pierrot la Lune". Jean, qui avait été ambulancier dans l'armée, avait pour sobriquet "Jeannot l'Ambulance". Raymond, avec sa longue barbe et ses cheveux blancs mal peignés qui lui donnaient un air de savant fou, haranguait les badauds avec des discours dont le sens échappait au commun des mortels; Il était connu sous le pseudonyme de "Raymond la Science". Quant à André, il conservait toujours sur lui son bien le plus précieux, la preuve de son incorporation dans la légion, des papiers militaires qu'il exhibait avec fierté à qui voulait bien lui accorder quelques secondes d'attention. Il parlait de voyages au bout du monde, de camarades disparus, d'une jeunesse qu'il n'avait pas vu s'enfuir et qui hantait sa mémoire pour l'aider à ne pas penser au présent. On l'appelait "Dédé la Légion". Comme tous il portait en lui les souvenirs nostalgiques de temps meilleurs, avant la cassure qui les avait conduits là.
Tous avaient une histoire à raconter, un passé qu'ils disaient plus brillant, qu'ils brûlaient de faire partager. Certains parlaient d'un fils ou d'une fille dont ils étaient fiers, qu'ils ne voyaient plus mais qui avait réussi dans la vie. Eux aussi avaient été enfant, eux aussi avaient eu des rêves, aujourd'hui ils dormaient sous les ponts. La misère les réunissait et pour s'en évader ils n'avaient souvent qu'une bouteille de vin rouge bon marché à se passer de main en main afin de tromper leur solitude.
Mais leur point commun c'était cette fêlure au cœur qui leur avait fait un jour baisser les bras. On disait d'eux qu'ils avaient choisi de vivre ainsi, par désir de liberté, par refus des contraintes. Ce n'était pas vrai. Ils avaient simplement perdu leurs repères, ils n'avaient pas de bouée à laquelle se raccrocher pour les empêcher de sombrer. Dans le monde des adultes ils n'avaient pas su trouver leur place, ils étaient comme une barque perdue au milieu de l'océan. La vie les avait broyés. Le combat était inégal, ils avaient tous le cœur trop tendre pour pouvoir lutter.
Je ne pouvais pas simplement passer devant eux, les photographier comme s'ils n'étaient qu'une attraction de foire et poursuivre mon chemin. Ils n'avaient rien, je ne voulais pas en plus leur voler leur image. Bien sûr, je faisais parfois quelques clichés en cachette avant qu'ils ne m'aient remarqué, pour saisir une scène, un geste, une expression spontanée, mais je voulais autre chose, je voulais photographier leur histoire, m'en imprégner, savoir qui ils étaient, lire dans leurs yeux. Engager la conversation n'était pas le plus facile, mon appareil photo suscitait instinctivement la méfiance. Alors je le laissais de côté jusqu'à ce que la confiance s'établisse et ils se livraient tout doucement. A ce moment seulement, l'appareil photo devenait le prolongement du dialogue.
S'inventaient-ils un passé, comment savoir? Sans doute l'habillaient-ils un peu pour la circonstance, mais je les écoutais et dans leurs yeux quelque chose furtivement remontait à la surface, comme un mirage qu'ils auraient voulu saisir pour éclairer le présent d'une petite lueur d'espoir.