M. Comorassamy Le regard perdu, le visage émacié, le corps déformé en appui sur son déambulateur, M. Comorassamy semble rongé par un éternel tourment. Je le voyais hanter les couloirs, tel une ombre, et je n'osais pas le photographier. Avait-il conscience de son image? J'avais tenté de l'aborder mais le dialogue était impossible, sa voix est faible, son élocution difficile, je ne comprenais pas ce qu'il me disait. C'est M. Fumey qui avait fait la liaison et m'avait permis de l'approcher en confiance. Je commence donc à prendre quelques clichés lorsqu'il met la main devant son visage. Pensant qu'il ne voulait pas être photographié je repose aussitôt mon appareil, mais l'aide-soignante, qui avait assisté à la scène et qui le connait bien avait dû percevoir une lueur dans ses yeux. Elle me dit: "non, vous pouvez y aller, il joue avec vous". Je reprends donc les prises de vues et effectivement, il jouait à cache-cache avec sa main. C'est alors que son œil, habituellement si hagard, s'illumine et pétille de malice. La métamorphose est saisissante, le visage à demi caché par ses doigts maladroits, il est radieux. Je fais encore quelques images puis je lui montre le résultat. Visiblement ému, il marmonne quelques mots inaudibles, puis il me fixe droit dans les yeux et me sourit. Il reste ainsi quelques secondes, qui me paraissent une éternité. Le lendemain je repasse dans le service. Il me reconnaît, l'aide-soignante lui prête son téléphone et il recommence à jouer avec moi. Il s'était bien passé quelque chose dans ce dialogue muet de la veille. Qu'avons-nous échangé? Je ne sais pas exactement, mais le souvenir de ce sourire qu'il m'a offert ce jour-là brille encore en moi et reste l'un des moments les plus forts de mon immersion à l'EHPAD. |
"Valoriser l'image de la personne âgée et du personnel qui en prend soin dans la vie courante de l'établissement, par l'intermédiaire de la photographie."
Lorsque la directrice de l'EHPAD de Saint Jean de Losne m'a parlé de cette idée je n'ai pas hésité une seconde à m'investir dans le projet.
Sujet délicat à aborder pourtant, car il s'agit finalement de montrer ce que nous ne voulons pas voir, une réalité que nous occultons comme pour tenter d'échapper à l'inéluctable, le moment où nos repères commenceront à basculer, le moment où la dépendance s'installera tandis que les liens sociaux se distendront inexorablement, le moment où le temps nous rattrapera et commencera à nous guetter. Dans un monde qui ne cesse d'aller plus vite, soumis au dictat de la rentabilité, le temps rythme nos activités, régit nos relations et sert de baromètre à nos performances. La vitesse est la référence, la productivité est le crédo et dans les médias la jeunesse et la beauté sont la norme. L'image que nous renvoie la personne âgée est à l'opposé de ces clichés et elle nous interroge. Elle nous projette dans une autre dimension, dans un monde parallèle où le temps s'écoule au ralenti comme pour mieux imposer son emprise.
Comment valoriser cet univers par l'image, quand les heures s'égrènent dans la monotonie du quotidien, quand la rigidité des gestes restreint chaque mouvement et que les années ont buriné les visages? A première vue, c'est un huis clos où rien ne se passe. Pourtant, en observant la vie au sein de l'EHPAD, la beauté de l'âge m'est vite apparue comme une évidence, dans un regard qui pétille, dans un geste de compassion entre deux pensionnaires, dans la joie de chanter qui les unit à l'heure de la chorale. Et à les fréquenter quotidiennement, sans fard, sans artifices, ils ont très vite gagné mon cœur. En fait, ce n'est pas "la personne âgée" qu'il me fallait photographier, mais c'est Michel Loriod, Mme Lay, Maria, René Camus, Angèle Révy, Jeanne Konig et tous les autres...
Mais quel point commun ont-ils, hormis celui de vivre au sein d'un EHPAD? S'ils ont tous une certaine forme de dépendance, l'échelle des âges est très étendue et la condition physique ou mentale est très différente d'un individu à l'autre. Quelques-uns sont restés valides malgré le poids des ans, d'autres au contraire sont prisonniers dans le carcan d'un corps raidi par l'arthrose ou la maladie, certains ne se déplacent plus qu'en fauteuil, d'autres encore ont perdu pied avec la réalité, au point parfois d'en oublier jusqu'à l'usage de la parole. Alors comment communiquer sans la fluidité des gestes, ou quand on n'a plus les mots pour s'exprimer? En fait c'est par le ressenti que passe l'essentiel des échanges, dans le rire ou dans des larmes retenues, dans un clin d'œil malicieux ou dans la profondeur d'un regard. Bien plus que par le vocabulaire, c'est surtout avec le cœur qu'ils parlent. C'est cela l'image qu'ils m'ont renvoyée au cours de ce séjour parmi eux, c'est cela la vision que j'en retiens, ils ont tous l'âge des émotions, ils ont tous l'âge du cœur.
Le personnel de l'EHPAD le sait bien et pour stimuler la communication c'est souvent en suscitant une émotion que le déclic se fait, par le truchement d'une plaisanterie, d'un geste de bienveillance ou d'une expression de tendresse.
Ils sont nos aïeux, c'est d'eux que nous venons, ils sont aussi ce que nous serons. Arrêtez-vous un moment pour eux, regardez-les, donnez-leur un peu de votre temps, ils en ont tellement à partager. Ils ont l'âge du cœur, ouvrez leur le vôtre.
Maria
Maria ne parle plus, sauf peut-être un peu d'espagnol encore, mais comment savoir, personne ici ne le comprend. Parfois ses lèvres s'agitent, elle émet bien quelques sons diffus, mais rien qui puisse s'apparenter à un langage interprétable.
Parfois elle vous croise sans vous prêter la moindre attention, comme immergée dans des pensées profondes. Dans quel monde parallèle est-elle en train d'errer? Où est-elle dans ces instants qu'elle ne peut pas partager, à quoi pense-t-elle?
Parfois au contraire elle vient vers vous, elle vous fixe du regard et si l'alchimie agit, elle esquisse un sourire, s'approche et vous embrasse. C'est "Mémé Bisous" comme la surnomme le personnel.
Il existe bien des modes de communication dans notre monde. Les oiseaux par exemple ont choisi le chant, c'est une belle option. Maria, c'est par les baisers qu'elle s'exprime.
A bien y réfléchir, n'est-ce pas là l'essentiel?
Maria ne le sait pas mais peut-être avons-nous beaucoup à apprendre d'elle lorsque nous tentons, si maladroitement parfois, de communiquer entre humains.
Mme Trullard
Mme Trullard est non voyante.
Mais où puise-t-elle cette motivation pour la peinture alors qu'elle ne verra jamais ce qu'elle crée ?
Les yeux fermés, elle laisse Sophie guider sa main et c'est peut-être la chaleur de ce contact qui l'incite à s'investir dans une activité habituellement destinée à un autre public. Mais ce n'est pas la seule raison, elle a en elle la force de ne pas abdiquer, de refuser l'isolement dans lequel cette obscurité oppressante pourrait la condamner. Alors elle participe aux activités de groupe. Elle est admirable Mme Trullard.
Bien sûr Sophie sait très bien capter l'intérêt des participants et pour stimuler leur créativité elle s'aide parfois d'un livre de contes. Au fil du récit, elle circule de table en table et, l'un après l'autre, chacun se captive pour l'histoire, comme Mme Roblin pointant du doigt "le Meunier Amoureux".
Puis vient le tour de Mme Trullard. Sophie pose le livre devant elle et raconte. C'est alors que se produit l'inattendu. Le visage de Mme Trullard s'illumine et, emportée par son imaginaire, elle ouvre soudain les yeux comme pour visualiser la scène qui lui est contée.
Sophie a réussi son tour de magie, pendant quelques instants Mme Trullard s'est évadée de sa prison de ténèbres.
M. Comorassamy
Le regard perdu, le visage émacié, le corps déformé en appui sur son déambulateur, M. Comorassamy semble rongé par un éternel tourment. Je le voyais hanter les couloirs, tel une ombre, et je n'osais pas le photographier. Avait-il conscience de son image?
J'avais tenté de l'aborder mais le dialogue était impossible, sa voix est faible, son élocution difficile, je ne comprenais pas ce qu'il me disait.
C'est M. Fumey qui avait fait la liaison et m'avait permis de l'approcher en confiance. Je commence donc à prendre quelques clichés lorsqu'il met la main devant son visage. Pensant qu'il ne voulait pas être photographié je repose aussitôt mon appareil, mais l'aide-soignante, qui avait assisté à la scène et qui le connait bien avait dû percevoir une lueur dans ses yeux. Elle me dit: "non, vous pouvez y aller, il joue avec vous". Je reprends donc les prises de vues et effectivement, il jouait à cache-cache avec sa main. C'est alors que son œil, habituellement si hagard, s'illumine et pétille de malice. La métamorphose est saisissante, le visage à demi caché par ses doigts maladroits, il est radieux.
Je fais encore quelques images puis je lui montre le résultat. Visiblement ému, il marmonne quelques mots inaudibles, puis il me fixe droit dans les yeux et me sourit. Il reste ainsi quelques secondes, qui me paraissent une éternité. Le lendemain je repasse dans le service. Il me reconnaît, l'aide-soignante lui prête son téléphone et il recommence à jouer avec moi. Il s'était bien passé quelque chose dans ce dialogue muet de la veille.
Qu'avons-nous échangé? Je ne sais pas exactement, mais le souvenir de ce sourire qu'il m'a offert ce jour-là brille encore en moi et reste l'un des moments les plus forts de mon immersion à l'EHPAD.