Vallauris - Octobre 1971 Partis de Paris la veille au soir, nous avons roulé toute la nuit vers le Sud. La plupart de nos voyages commençaient ainsi. Une halte rapide à Vary pour compléter le chargement et nous roulions sans nous arrêter, échangeant tour à tour la couchette ou la place du chauffeur. Annie était souvent du voyage, sur le siège du passager. Chargé de tout le matériel de funambule, le camion ne pouvait pas rouler vite et nous prenions toujours les petites routes. Lorsque la lune était pleine, elle illuminait la campagne d'une lumière blafarde et nous roulions souvent tous feux éteints pour admirer ce paysage irréel. Au petit matin, j'aimais être au volant pour voir le soleil percer la brume au détour d'une route. Cette fois encore le voyage nous a gratifié de ces instants magiques et nous arrivons à Vallauris en début d'après midi. Le village célèbre les 90 ans de Picasso et Philippe y est invité pour donner un spectacle. Comme chaque fois avec Philippe, le montage sera fastidieux, épuisant, et s'achèvera bien après la tombée de la nuit. 1h30 du matin et dans le silence de la nuit Philippe essaie son câble. Après la frénésie du montage, je savoure ces moments de calme avec une sérénité profonde. Sur son fil, il semble survoler les maisons du village et du bout de son balancier il répand sur le sommeil des petits enfants ses rêves féeriques. Le marchand de sable est passé. |
Paris - De 1967 à 1973
Chaque fois que j'en avais l'occasion, je m'évadais quelques semaines en stop, seul ou avec des amis, découvrir d'autres horizons, photographier de nouveaux univers. Les dessins que je crayonnais à la craie sur le trottoir contribuaient à financer ces voyages. A nouveau je décide de partir sur les routes et Philippe, dont j'ai fait récemment la connaissance, décide de me rejoindre quelques semaines plus tard. Nous parcourons la France du Nord au Sud, dormant tantôt à la belle étoile ou nous faufilant clandestinement dans un abri de fortune que le hasard met sur notre chemin. Depuis quelques temps Philippe songeait à jongler dans la rue et il en saisit l'occasion lors de notre voyage. Le succès est immédiat. En quelques minutes il gagne ce que j'aurais mis des heures à rapporter avec mes dessins. C'est décidé, nous poursuivrons le voyage ainsi, lui jonglant devant un public fasciné et moi entre deux photos surveillant d'un œil l'arrivée éventuelle de la police. De temps à autre je fais aussi la quête avant que les badauds ne se dispersent. C'est là que j'ai vu émerger de l'univers poétique de Philippe ce qui deviendra par la suite l'un des plus beaux numéros de rue qu'il m'ait été donné de voir.
De retour à Paris, le personnage du jongleur des rues est né. Venu de nulle part comme par magie, coiffé d'un vieux haut de forme, vêtu de noir et sa besace de cuir en bandoulière, Philippe surgit sur son monocycle, trace un cercle de craie au sol et au milieu de cette piste de cirque improvisée, dans un tourbillon de balles blanches il entame un dialogue muet avec les passants. Tantôt il surprend son public sur une corde tendue entre deux arbres à la terrasse des cafés. Je ne me lasserai jamais de son personnage de jongleur des rues. Il y avait bien sûr la structure du numéro, subtil et surprenant mélange de jonglage et de prestidigitation, mais il y avait surtout son jeu d'improvisation avec le public, qui en faisait chaque jour un spectacle nouveau. J'en avais vu la création et je le verrai s'enrichir lentement comme mûrit un bon vin. Je le savourerai toujours avec le même plaisir et le même émerveillement, celui de l'enfant que l'on amène au cirque pour la première fois.
Pendant des années je photographierai ainsi Philippe dans son cercle presque chaque soir, guettant toujours du coin de l'œil l'éventuelle arrivée de la police que je lui signalerai discrètement. Notre complicité est telle qu'un simple regard suffit à nous comprendre et instantanément, aussi vite qu'il était venu, Philippe disparaît dans la nuit, échappant de justesse aux agents de police devant un public amusé de l'épilogue.
Cathédrale Notre Dame de Paris - 26 Juin 1971
6 hrs 30 du matin. Après un an de préparation minutieuse, nous avions pénétré dans les tours la veille au soir au moyen d'une fausse clé et installé le câble durant la nuit, avec l'aide de Jean-François. Tout s'est passé exactement comme prévu, nous avons terminé le montage avant le lever du jour et Jean François est descendu rejoindre Annie, qui avait passé toute la nuit à guetter avec une poignée d'amis. Je reste encore quelques heures avec Philippe à savourer notre secret dans la sérénité des lieux et à observer la ville s'éveiller lentement. Puis je redescends à mon tour et laisse Philippe à sa préparation mentale.
Nous sommes convenu qu'il attendra l'ouverture des tours et à 10 hrs, je serai le premier "touriste" à parvenir au sommet et le bruit de ma course dans l'escalier sera le signal qu'il attend pour monter sur son fil.
Cathédrale Notre Dame de Paris - 26 Juin 1971
10 hrs 05. Il y a quelques minutes les premiers touristes sont entrés dans la tour Nord pour la traditionnelle visite de Notre Dame. En sortant de l'escalier pour passer dans la tour Sud, ils profitent du panorama et ne songent pas à lever la tête, ignorant que quelques mètres à peine au dessus d'eux un visiteur silencieux les a devancés et leur offre une attraction surprise.
En bas, en revanche, les passants ont déjà remarqué le jongleur des rues perché entre les tours et un attroupement commence à se former. Pour une fois, ce n'est pas pour admirer la cathédrale que les regards sont tournés vers le ciel.
Cathédrale Notre Dame de Paris - 26 Juin 1971
10 hrs 40. Le funambule n'a besoin d'aucun secours et les pompiers restent impuissants.
La police fait évacuer les touristes. Premier arrivé sur les lieux, je serai le dernier à quitter le sommet. Avant de m'engouffrer dans l'escalier je me retourne et la tête de Philippe m'apparaît avec ironie dans le vide entre les deux tours. Un dernier cliché et un dernier regard entre complices. Entourés des forces de l'ordre qui ne soupçonnent rien, nos yeux dialoguent en secret.
Mission accomplie et premier reportage photographique couronnant quatre années d'amitié et de complicité.
Vallauris - Octobre 1971
Partis de Paris la veille au soir, nous avons roulé toute la nuit vers le Sud. La plupart de nos voyages commençaient ainsi. Une halte rapide à Vary pour compléter le chargement et nous roulions sans nous arrêter, échangeant tour à tour la couchette ou la place du chauffeur. Annie était souvent du voyage, sur le siège du passager. Chargé de tout le matériel de funambule, le camion ne pouvait pas rouler vite et nous prenions toujours les petites routes. Lorsque la lune était pleine, elle illuminait la campagne d'une lumière blafarde et nous roulions souvent tous feux éteints pour admirer ce paysage irréel. Au petit matin, j'aimais être au volant pour voir le soleil percer la brume au détour d'une route.
Cette fois encore le voyage nous a gratifié de ces instants magiques et nous arrivons à Vallauris en début d'après midi. Le village célèbre les 90 ans de Picasso et Philippe y est invité pour donner un spectacle. Comme chaque fois avec Philippe, le montage sera fastidieux, épuisant, et s'achèvera bien après la tombée de la nuit.
1h30 du matin et dans le silence de la nuit Philippe essaie son câble. Après la frénésie du montage, je savoure ces moments de calme avec une sérénité profonde. Sur son fil, il semble survoler les maisons du village et du bout de son balancier il répand sur le sommeil des petits enfants ses rêves féeriques. Le marchand de sable est passé.
World Trade Center - 7 Août 1974
7 hrs du matin. Le câble est enfin arrimé et Philippe s'apprête à passer entre les tours. Sans doute la plus longue nuit de ma vie. Une nuit d'angoisse, de détresse et d'épuisement extrême. La tâche semblait impossible, j'étais certain que je n'y arriverai jamais à temps. Un peu avant minuit, au moment de passer le câble entre les tours, Philippe avait fait l'erreur la plus élémentaire qui soit. Croyant pouvoir retenir le câble à la force des mains, il ne l'avait pas sécurisé. En quelques secondes tout le câble et toute la corde qui le retenait ont plongés dans le vide. Au lieu des 50 mètres prévus, me voilà avec plus de 120 mètres à tirer. Dès que j'ai commencé, j'ai aussitôt compris que Philippe n'avait jamais fait le montage d'essai que je lui avais demandé de faire depuis des mois, afin de déterminer l'équipement approprié. Ainsi, non seulement j'avais à tirer plus du double de la longueur prévue, mais avec un matériel inadapté !
Tout au long de la nuit je revivais les frustrations de ces six mois de préparation. Philippe n'avait tiré aucun enseignement de la tentative avortée du mois de mai et il n'avait jamais effectué les repérages que je lui avais demandés. J'avais dû lui poser un ultimatum pour imposer mon plan, celui qui nous a permis d'arriver au sommet sans obstacle. Et finalement, alors que nous étions si prêts du but, l'échec était pratiquement certain, simplement parce qu'il n'avait pas suivi mes instructions.
Alan, le partenaire que Philippe m'avait trouvé n'y croyait pas et il avait très vite abandonné. Je n'y croyais pas non plus mais Philippe était mon ami, je me devais de l'aider jusqu'au bout. Pendant près de sept heures j'ai tiré comme un fou sans relâche sur la corde, courant d'un point d'ancrage à l'autre, essayant de gagner de précieuses secondes sur chaque opération pour rattraper la fuite du temps. Philippe n'a vraiment pris conscience du drame qui se jouait sur ma tour qu'au petit matin, lorsque le câble dessinait encore une courbe géante dans le vide alors qu'il aurait du être tendu depuis longtemps.
Je ne sais toujours pas comment, mais contre toute attente je termine le montage juste à temps. J'ai du mal à y croire, mais c'est bien vrai, nous avons relié les deux tours. Philippe va pouvoir réaliser son rêve. Jean François danse de joie. Entre nous un vide vertigineux nous sépare mais sans qu'il soit besoin d'un seul mot, nous sommes unis par le coeur. Nous avons réussi !
World Trade Center - 7 Août 1974
Un pied sur la tour, un pied sur le câble. C'est l'instant crucial, celui de la transformation. Il n'a pas encore franchi la frontière qui le sépare du vide, mais il est déjà ailleurs, il devient funambule.
Quelques minutes à peine se sont écoulées depuis que j'ai fini l'arrimage du câble. Les mains meurtries par les efforts ininterrompus de la nuit, mes doigts refusent de m'obéir. J'ai du mal à stabiliser mon appareil photo et ma vue troublée par la fatigue m'empêche de faire le point. Mais l'instant est trop fragile, je dois absolument le saisir. Je fais un réglage approximatif et instinctivement j'appuie sur le déclencheur. A cet instant précis, j'ai toujours le sentiment d'être en communication avec lui.
Lui, en revanche, est déjà ailleurs. Il est en train de passer d'un univers à l'autre.
World Trade Center - 7 Août 1974
Le plus mauvais montage que l'on ait jamais réalisé. Le câble fait un zig-zag et l'un des cavalettis est à l'envers. Pour la première fois depuis sept ans que je suis Philippe, un étrange pressentiment me serre le cœur. Il n'y a pas de vent et ce n'est pas l'altitude qui m'inquiète, je sais qu'elle ne l'impressionne pas, mais nous avons fini le montage en catastrophe, in extremis, et le câble n'est pas posé comme prévu.
Peut être les frustrations de la nuit, peut être le relâchement soudain de la tension frénétique de ces sept heures de course folle et désespérée contre la montre, ou peut être mon extrême épuisement sont en partie responsables de cette angoisse. Peut être aussi l'abandon et la trahison d'Alan, qui salissent l'esprit de cette belle aventure, expliquent l'appréhension que j'éprouve à l'heure du triomphe. Il était convenu que je serai le seul photographe là-haut, mais malgré son accord et bien qu'il m'ait laissé seul à tirer le câble toute la nuit, il profite maintenant de mes efforts et du fruit de ma persévérance pour prendre quelques photos et me voler l'exclusivité des images. Le rêve qui nous avait conduits là-haut avait plus de panache.
La victoire a un goût amer, et d'ailleurs est-ce vraiment une victoire ? En cet instant, je suis trop consterné pour la savourer. Philippe commence à peine sa traversée et je sais que l'installation n'est pas parfaite. Certes le câble est bien sécurisé, il ne bougera pas, mais c'est bien la première fois qu'il parcourt le ciel en zig-zag.
World Trade Center - 7 Août 1974
ça y est, il vient de passer le premier cavaletti et le voilà sur la section centrale du câble. Soudain un sourire illumine son visage et toutes mes craintes se dissipent. Il est chez lui, en totale harmonie avec le ciel, il savoure la réalisation de son rêve et je le sais enfin à l'aise. Certes le câble est mal posé, mais il est bien stable, il ne tanguera pas. Je sais qu'il contrôle parfaitement la situation et je sais maintenant qu'il maîtrisera le prochain obstacle, celui du cavaletti à l'envers.
A partir de cet instant, le succès m'apparaît enfin avec une éclatante évidence.
Je le sais en sécurité.
World Trade Center - 7 Août 1974
7 hrs 10 du matin. Il y a à peine six mois que ce rêve est venu bousculer nos vies. A sa descente d'avion, ce matin du 31 janvier 1974, au retour d'un premier voyage à New York, Philippe court m'annoncer sa dernière découverte. Les américains sont en train de construire les tours jumelles les plus hautes du monde ! Un endroit idéal pour tendre un câble et, comme toujours, il a besoin de mon aide.
Je n'hésite pas une seconde, j'accepte le défit, mais mon nouvel emploi et mes projets familiaux m'empêchent de quitter Paris pour préparer le coup. Il faudra qu'il retourne seul à New York faire les repérages que je lui demanderai et avec les informations qu'il me rapportera, nous élaborerons un plan sérieux pour pénétrer clandestinement dans les tours et y installer son câble.
En fait rien ne se passera comme je l'espérais, Philippe ne fera aucun repérage sérieux et ne me fournira jamais d'information concrète. Je devrai me disputer sans cesse avec lui pour le forcer à réaliser un minimum de préparation. Il y aura la tentative avortée du mois de mai et finalement je lui imposerai le plan qui nous conduira au sommet. Pour moi, la nuit du montage a été un enfer et jusqu'à la dernière seconde toute l'opération a failli échouer. Du début à la fin l'aventure a été chaotique et c'est avec l'aide précieuse de Jim Moore, Jean Pierre Dousseau, Barry Greenhouse, et la présence d'Annie Allix aux côtés de Philippe que nous avons réussi.
La police vient de surgir sur le sommet de la tour Sud, il est temps que je disparaisse. Je prends les derniers clichés. Philippe est allongé sur le câble. Mission accomplie, mon ami est là entre les deux tours, nous avons réalisé son rêve. Je le laisse seul avec ses pensées, face à face avec son rêve, face à face avec les nuages, face à face avec lui-même.